En façade

 

Terminé les brioches au sucre du matin, accompagnées d’un chausson aux pommes. Fini les pizzas à emporter le soir au bord de mer. La dèche d’un estomac qui crie famine. La loose totale ! Les réflexions qui me travaillent semblent répondre à des cycles similaires à celui de mon appétit. L’esprit fonctionne comme l’estomac, tantôt attiré par du chocolat au lait, tantôt par des yaourts aux fruits, ou encore par des tisanes en lieu et place du café. Ainsi, chaque cycle manigance son coup d’état pour rompre avec celui des idées précédentes. Le menu du jour sera donc une tisane sémantique reliant la photographie à l’architecture, une “passerelle” invisible entre deux disciplines complémentaires. La philosophie les transforment en formidable source d’inspiration artistique qui transcende la vision des perspectives. Elles sont liées par une dernière spécificité non moins magique, celle de l’héritage historique et culturel de nos aïeux au travers des siècles. A court terme, elles bouleversent le souvenir des proches disparus dont la présence reste vivante dans un album urbain à ciel ouvert.

Pour un photographe, il est intéressant de découvrir que les géomètres ou les topographes utilisent des outils Leica, un grand nom synonyme d’excellence en matière de fabrication d’outils optiques, comme les boîtiers ou les objectifs. L’évolution des technologies, et l’avènement du numérique ont favorisé le rapprochement de ces disciplines. Sur le fond, avec la généralisation de l’usage de l’informatique et des logiciels comme des outils puissants incontournables. Sur la forme aussi car l’architecture s’appuie sur la généralisation de la photographie comme l’ébauche d’un modèle fidèle tout au long du processus de production. Un chantier peut ainsi être immortalisé au cours des phases de construction. L’image facilite aussi la présentation du produit finale livré sur le marché. La photographie en tant que discipline intègre ainsi la mécanique de promotion commerciale. Elle peut apparaître sous la forme passive d’un diaporama figé. Ou devenir active grâce à la modélisation à 360° d’une “visite virtuelle” accessible de n’importe quelle source d’internet à travers le monde. Cette technique révolutionnaire est souvent utilisée par les musées car elle permet de découvrir un site sans avoir besoin de se déplacer (d’où son nom). Mais la fibre artistique supplante son homologue optique car, comme le précisait Antoine de Saint-Exupéry dans “Terre des Hommes”: “La machine n'est pas un but, l'avion n'est pas un but : c'est un outil. Un outil comme la charrue.”


Un reflet aquatique inattendu

Un reflet aquatique inattendu


L’aspect artistique est bien-sûr celui qui m’intéresse le plus. La passerelle qui existe entre l’architecture et la photographie ne souffre pas de la même incertitude que celle qui plane sur l’arrivée première de l’oeuf ou de la poule. Rien ne serait possible sans l’architecture. La discipline est un défi de l’analyse car elle impose de nombreuses contraintes techniques dues aux perspectives. Les objectifs les plus adaptés sont ceux qui permettent de corriger les lignes de fuite par la bascule ou le décentrement. Les logiciels numériques proposent également des options similaires puissantes, mais au prix d’un recadrage obligatoire qui rogne la définition de l’image finale. Pas terrible pour un tirage papier de grande taille. Mais ces difficultés sont motivantes car la recherche de solutions stimule l’analyse du cadrage. Pourquoi cacher les difficultés quand il est possible de les intégrer pleinement. L’architecture et la photographie transcendent la matière en se nourrissant d’espace et de vide. Elles tutoient les limites de la vision en torturant les perspectives. Elles canalisent la fougue de la lumière, et encouragent l’élasticité des ombres. Parfois elles soutiennent la liberté des couleurs, ou bien imposent une dictature monochrome. Nul besoin de paradis artificiels pour se retourner la tête, ou se mettre l’esprit en ébullition. Il suffit de se laisser happer par la légèreté de la verticalité des édifices. La notion d’art se cache derrière chaque brique, chaque mur ou fenêtre. Il est impossible de décrire avec précision l’architecture sans être professionnel, ou amateur averti de la discipline. Pour ma part, je suis incapable de construire un mur droit. Mais si je devais donner une définition, je parlerais de “terrain de jeu”.

Mes origines méditerranéennes m’apportent beaucoup de fierté, ne serait-ce que pour la richesse historique de ce bassin géographique. Arpenter les villages ou les vieilles villes, flâner à travers les ruelles étroites. J’ai pris conscience de ce potentiel au début de l’adolescence lorsque j’ai enfin pu disposer de mon propre matériel photo. J’ai pu commencer à déambuler dans les dédales de mon quotidien, armé de films négatifs pour le noir et blanc, et de diapositives pour la couleur. Ce fut le point de départ d’un pèlerinage qui accompagne toujours chacune de mes virées. Une gymnastique du cou et de la tête, de bas en haut, afin de décortiquer chaque détail, des pavés aux tuiles des toits. Je parcours à pieds plusieurs dizaines de kilomètres par jour, été comme hiver. J’aime la ville noctambule, tôt le matin ou tard le soir de préférence. La nuit et le froid donnent à ces balades un caractère intime que la journée ou l’été ne peuvent offrir. Pour trouver, il faut commencer par se perdre. Les trésors cachés se dévoilent alors lentement à celui qui prend le temps nécessaire pour les découvrir. Le travail de repérage m’apporte d’avantage de plaisir que la photographie elle-même car l’émerveillement est inattendu et imprévisible. Cette spontanéité s’évapore dès que j’analyser froidement le cadrage idéal en sortant mon matériel.


Le front de mer de Menton, vieille ville typique de la Méditerranée, avec ses façades aux couleurs pastels

Le front de mer de Menton, vieille ville typique de la Méditerranée, avec ses façades aux couleurs pastels


L’architecture est colorée en Corse, et sur la Côte d’Azur, en particulier les façades des vieilles-villes ou des villages du littoral. Les teintes mêlent les palettes les plus excentriques. Elles sont rougeoyantes et chaudes, et deviennent incandescentes avec l’évolution de la lumière, au lever ou au coucher du soleil. Ou bien elles privilégient la douceur des pastels des fleurs de la garrigue ou du maquis, avec des bleus clairs et des mauves symbolisant la lavande. Le visiteur est invité à butiner ce décor, polinisant l’inspiration de mur en mur, de porte en porte, de fenêtre en fenêtre. Mais cette surenchère transformant l’organisation des ruelles en dégradé de l’arc-en-ciel, s’estompe au fur et à mesure que l’on s’éloigne du littoral pour se perdre dans les villages de l’arrière-pays. L’excentricité de l’habillage des murs est remplacé par celui de la pudeur de la nature profonde du terrain. Quoi de plus logique. De nombreux villages étaient isolés dès le moyen-âge. Eloignés des grandes villes, souvent en altitude avec des réseaux routiers limités et dangereux, la solution la plus adaptée était de construire simplement avec la pierre disponible sur place. A ce moment là, l’architecture devient le reflet de la géologie d’une région.

L’architecture est une machine à voyager dans le temps. Cette observation est marquée à Split, berceau de ma famille maternelle. La ville se situe sur la côte adriatique de la Croatie, en Dalmatie. Ses origines sont ancrées dans l’empire romain, avec le palais de l’empereur Dioclétien (244 à 312 de notre ère). Au fil du temps, les remparts et les vestiges de ce passé antique ce sont mélangés aux époques médiévales. Cette greffe historique est anarchique, et correspond parfaitement au tempérament explosif des Balkans. Mais c’est aussi une pointe de piment qui lui donne tout son charme, et enchante l’imagination photographique. Les façades sont monochromes, blanches, dans la logique de celles qu’il est possible de découvrir en Grèce, pour lutter contre les fortes chaleurs estivales. La région est riche en carrières d’extraction pour les pierres de taille depuis l’antiquité. Comme la roche issue de l’île voisine de Brac, dont l’étincelant calcaire crayeux s’exporte jusqu’au blanc immaculé de la Maison Blanche à Washington. L’île vit la naissance de Marco Polo, alors que la Dalmatie était sous domination vénitienne (un peu à l’image de Christophe Colomb né à Calvi, sous domination génoise).


Une tour génoise en Corse, construite avec des pierres locales trahissant la géologie du site

Une tour génoise en Corse, construite avec des pierres locales trahissant la géologie du site


L’architecture est une feuille de papier calque qui se substitue à la réalité immédiate de notre quotidien. Parfois rassurante, souvent cruelle, cette feuille me donne l’impression de vivre une double vie, comme si les pas d’aujourd’hui se doublaient d’une dimension parallèle dans laquelle il est à nouveau possible de marcher en compagnie des personnes chères qui nous ont quitté. Le boulevard Sylvestre Marcaggi à Ajaccio par exemple, avec cet immeuble jaune en forme de triangle et dans lequel ma grand-mère paternelle emménagea adolescente en 1938 avec sa propre grand-mère. Un appartement dans lequel je suis quasiment né, et dans lequel j’ai perdu une part de moi-même en février 2012 (lire Joyeux anniversaire madame Jean ). Il m’est tout aussi difficile de passer sur le cours Napoléon devant une boutique anodine spécialisée dans la maroquinerie, sans m’empêcher de repeindre sa façade en bleu et blanc, aux couleurs du commerce familial de prêt-à-porter oublié des pages jaunes, et au fond duquel travaillait mon grand-père, véritable artiste tailleur de costume. Comment ne pas revivre les anecdotes de l’enfance de ma grand-mère en passant devant le 6 de la rue Fesch. La rue était un symbole de pauvreté au début du XXième, loin de la zone piétonne touristique d’aujourd’hui. A chaque fois que je la taquinais en décrivant la rue comme un sombre coupe-gorge, elle me répondait: “Et j’en suis fière !” A croire que la misère de cette époque avaient une vertu humaniste qu’il est impossible de deviner sous le faste des enseignes lumineuses modernes. Seules les photos d’époque me donnent un aperçu fidèle de ses mémoires ajacciennes. Elles apportent un témoignage précieux m’aidant à imaginer le quartier, avec le quai Napoléon aux pieds de la vieille-ville, avant que les ingénieurs ne parviennent à défigurer le décor en gagnant plusieurs centaines de mètres sur la mer pour agrandir le port de commerce.

L’architecture est une discipline espiègle, à l’image d’un enfant plein de vie. Elle joue avec les espaces vides ou saturés. Elle brise les codes et les lignes. Elle tord le cou aux courbes, et torture les perspectives. Elle structure la matière, pour mieux destuctucturer l’espace, et repousser les limites de l’inspiration. Elle entraine avec elle la photographie comme un témoin privilégié pris dans une farandole de couleurs et de formes, au rythme de l’électrocardiogramme de l’histoire des Hommes et de la planète. L’architecture est une discipline fascinante car, comme la photographie, elle raconte une histoire sans parole. Elle témoigne des bouleversements sociaux, politiques et religieux de nos civilisations. Née de la terre, elle est la fille légitime de la géologie à laquelle elle doit son caractère minérale. Qu’elle soit minimaliste avec les civilisations troglodytes préhistoriques, ou technologique à l’appétit illimité des mégapoles modernes, chaque pierre, chaque brique, chaque porte d’entrée est le témoignage bouleversant d’une vie passée. Cet art est un étendard universel affichant fièrement sa culture sur les murs et les façades. En apprenant à lire entre les ruelles, j’ai parfois l’impression que les premiers architectes de l’humanité étaient les auteurs des peintures rupestres. Ces dessinateurs de génie ont été les premiers à se cracher dans les mains pour immortaliser sur les parois des grottes l’empreinte de leur passage sur Terre, avec des mots d’ocre, et des lettres de charbon. Ne dit-on pas d’ailleurs “si les murs pouvaient parler…”


« L’architecture, c’est ce qui fait les belles ruines »
— Auguste Perret

La façade d’un commerce de village, usée et abimée par le temps

La façade d’un commerce de village, usée et abimée par le temps